De mère en fils
Jackson Moss se penche en arrière sur son lit et lève sa jambe droite. Sa femme, Bernadette, pulvérise un antiseptique sur une plaie béante sur la plante du pied avant de la tamponner avec de la vaseline et de la recouvrir de gaze.
Âgé de 47 ans, cet homme trapu qui faisait le commerce de volaille explique qu’il a dû arrêter de travailler suite à l’amputation de sa jambe gauche en dessous du genou il y a environ 10 ans. Par la suite, il a perdu une partie de son pied droit. Avec l’aide de Bernadette, il tente de sauver le reste de son pied.
« Je ne sais pas où je serais sans ma femme », explique Jackson Moss, qui porte une prothèse sur sa jambe gauche et utilise un fauteuil roulant. « Je ne peux plus me déplacer comme avant. »
Jackson Moss, qui vit à Compton, en Californie, réunit nombre des caractéristiques des personnes les plus susceptibles de subir une amputation liée au diabète. Il est afro-américain, avec un revenu familial relativement faible : environ 30 000 USD par an provenant de ses allocations d’handicapé et de l’emploi de sa femme au sein du département de santé mentale du comté.
Jackson Moss n’a pas toujours bénéficié de soins médicaux réguliers. Lorsqu’il était enfant, sa mère, qui avait elle aussi subi une amputation de la jambe liée au diabète, l’emmenait chez le médecin. Mais il a cessé d’y aller à l’âge adulte. Il est resté sans assurance une bonne partie de sa vingtaine et de sa trentaine. Il explique que les soins médicaux n’étaient pas une priorité pour lui, jusqu’à ce que, à l’âge de 25 ans environ, sa glycémie grimpe tellement qu’il s’est évanoui à la maison.
Après le diagnostic de son diabète de type 2, il a commencé à consulter un médecin plus régulièrement. Il s’est efforcé d’éviter le sucre, conformément aux recommandations de son médecin, mais les mauvaises habitudes ont la vie dure. « Manger correctement demande beaucoup d’efforts et coûte beaucoup plus cher », déclare-t-il.
Un jour, il y a environ 10 ans, il s’est cogné l’orteil contre le lit. Il n’y a pas vraiment prêté attention jusqu’à ce que la plaie s’infecte. La fièvre l’a conduit à l’hôpital, où la partie inférieure de sa jambe a été amputée. Quelques années plus tard, il a perdu les orteils de son autre pied en raison de son diabète toujours mal contrôlé.
Jackson Moss et sa femme expliquent que, ces dernières années, les prestataires de soins ont parfois ignoré leurs préoccupations. Ils se souviennent s’être rendus aux urgences et avoir dû convaincre les médecins que sa fièvre était due à une infection liée au diabète. « Ils ne me croyaient pas », explique-t-il. Pour le couple, il ne s’agissait pas tant de discrimination, que de condescendance.
Aujourd’hui, Jackson Moss se rend dans une clinique gérée par le Martin Luther King, Jr. Community Hospital, qui prend en charge une importante population latino- et afro-américaine du Sud de Los Angeles. Lors d’une visite récente, son médecin lui a demandé s’il évitait de s’appuyer sur son pied blessé. « Je me lève uniquement quand je dois aller aux toilettes et pour revenir jusqu’à mon lit », a répondu Jackson Moss.
Jackson Moss espère qu’un jour il pourra en faire davantage – emmener à nouveau ses petits-enfants chez Chuck E. Cheese ou jouer aux dominos avec ses amis.
« Je passe ma journée assis ici », explique-t-il.
« La métrique la plus honteuse qui soit »
Les amputations ont généralement pour point de départ un diabète mal contrôlé, une maladie qui se caractérise par un excédent de sucre dans le sang. Non traité, il peut conduire à de graves complications, telles qu’une insuffisance rénale et la cécité.
Les personnes atteintes de diabète développent souvent une perte de sensibilité au niveau des pieds, ainsi qu’une mauvaise circulation. Pas moins d’un tiers des personnes souffrant de la forme la plus courante – le type 2 – développent des ulcères aux pieds ou des plaies cutanées qui peuvent s’infecter.
Des amputations doivent être pratiquées lorsque ces infections échappent à tout contrôle et pénètrent dans la circulation sanguine ou s’enfoncent plus profondément dans le tissu. Les personnes atteintes de diabète souffrent souvent d’une condition qui entrave la circulation du sang et la cicatrisation des plaies.
Les circonstances qui conduisent aux amputations sont complexes et souvent inextricablement liées. Certains patients évitent de consulter des médecins parce que les membres de leur famille et leurs amis font pareil ou parce que les cliniques sont trop éloignées. D’autres repoussent les visites médicales parce qu’ils n’ont pas confiance dans les médecins ou disposent d’une assurance maladie limitée. Et lorsqu’ils se font soigner, certains éprouvent des difficultés à se conformer au traitement médicamenteux, à respecter les restrictions alimentaires ou à ne pas s’appuyer sur leur pied infecté.
D’après une étude réalisée pour Kaiser Health News par le Center for Health Policy Research de l’UCLA, les Californiens atteints de diabète qui ont un endroit régulier autre que les urgences où se rendre pour leurs soins de santé ont moins de risques de subir une amputation. De même, le risque d’amputation est moindre lorsqu’ils disposent d’un plan de contrôle du diabète.
L’étude montre que de nombreuses amputations pourraient être évitées moyennant un meilleur accès aux soins et une meilleure gestion de la maladie, explique Ninez Ponce, directeur du centre. « Il s’agit de la métrique la plus honteuse dont nous disposions concernant la qualité des soins », ajoute-t-il. « C’est un problème d’équité en santé. Nous sommes un État très riche. Nous ne devrions pas avoir d’amputations liées au diabète. »
Les amputations ont généralement toute une série de conséquences : davantage d’infections et d’amputations, diminution de la mobilité et isolement social. D’après les recherches , pas moins de trois quarts des personnes atteintes de diabète qui ont subi une amputation d’un membre inférieur décèdent dans les cinq ans.
Le système de santé doit supporter des coûts étonnamment élevés pour ce qui reste un problème relativement peu fréquent. Le coût de l’amputation d’un membre inférieur peut en effet s’élever à plus de 100 000 USD. Ce sont de loin les programmes gouvernementaux – Medicaid et Medicare – qui paient la plupart des amputations.
D’après les experts, le mieux serait d’intervenir bien avant qu’elles ne deviennent nécessaires. Les personnes atteintes de diabète sont « très en demande de traitements de base simples, économiques et faciles à mettre en œuvre », déclare le Dr Philip Goodney, directeur du Center for the Evaluation of Surgical Care de Dartmouth.
Outre les mesures de base de contrôle du diabète, des examens réguliers des pieds sont essentiels. D’après les estimations des Centers for Disease Control and Prevention, entre 11 et 28 % des personnes atteintes de diabète reçoivent les soins podologiques recommandés, un examen des pieds annuel visant à contrôler la perte de sensibilité et la circulation sanguine. Cependant, en vertu des règles fédérales régissant Medicaid, le programme gouvernemental destiné aux Américains à faible revenu, ces soins sont facultatifs et ne sont pas couverts par tous les États.
La Californie les inclut à titre de prestation facultative, ce qui limite l’accès à ces soins. D’après une étude des chercheurs de l’UCLA ,le recours à des services podologiques préventifs a permis au système Medi-Cal – la version californienne de Medicaid – d’économiser jusqu’à 97 millions USD en 2014, grâce aux hospitalisations et aux amputations évitées. Ces économies pourraient être plus importantes encore si davantage de patients avaient accès à ces soins.